L’acharnement médiatique, cette invention des politiques

Savary et Maudet: Les «affaires» politiques en Suisse romande se multiplient. Les politiciens s’en prennent aux journalistes, allant jusqu’à les traiter de «chiens». La réalité est bien différente. Nous publions ce texte en allemand et en français.

Von Ludovic Rocchi, 21.12.2018

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Cas no 1: Géraldine Savary, la «chouchou» des médias

Rappel des faits: La conseillère aux Etats socialiste vaudoise (50 ans) a annoncé le 6 novembre dernier qu’elle quitte la vice-présidence du Parti socialiste suisse et qu’elle ne se représentera pas aux élections fédérales de 2019. Cette annonce a été faite après plusieurs révélations des médias et de fortes critiques au sein du Parti socialiste sur ses liens privilégiés avec le milliardaire Frederik Paulsen au bénéfice d’un forfait fiscal dans le canton de Vaud. La socialiste a finalement reconnu qu’il lui a offert un voyage culturel en Espagne et qu’il a participé à deux reprises au financement de son comité de campagne électoral commun avec le Vert Luc Recordon pour le Conseil des Etats à hauteur de 15’000 francs en 2011 et 10’000 francs en 2015.

Le contexte: La fin de carrière abrupte et dramatique de Géraldine Savary serait due à l’acharnement des médias. C’est l’avis du président du Parti socialiste suisse Christian Levrat et de bien d’autres politiciens. Comme il l’a répété dans les médias et qu’il me l’a écrit personnellement, le président Levrat estime qu’«il n’y a rien à reprocher à Savary, nada!». Il réagit ainsi à nos révélations à la RTS sur le financement des campagnes électorales de Géraldine Savary par le milliardaire Frederik Paulsen.

Die deutsche Version

Sie können diesen Text auch auf Deutsch lesen. Wir wünschen Ihnen eine gute Lektüre.

Christian Levrat m’invite à faire mon examen de conscience avec mes collègues de la RTS ainsi que ceux d’autres médias qui ont enquêté sur cette affaire. Ce reproche est largement partagé sur les réseaux sociaux, notamment par Christophe Darbellay. Pour le conseiller d’Etat valaisan et ancien président du PDC, les médias ont «harcelé une politicienne de talent et de cœur durant des semaines». Pas de doute pour Christophe Darbellay, «la meute a eu sa proie». Il va jusqu’à se référer à l’ancien président français François Mitterrand qui avait traité les journalistes de «chiens» après le suicide d’un de ses ministres.

Le président Levrat a «liké» cette publication de Darbellay sur Facebook. Une touchante solidarité entre politiciens de tous bords pour faire de Géraldine Savary une victime des médias. Elle-même s’est servie des réseaux sociaux pour se victimiser au moment d’annoncer la fin de sa carrière politique. Elle y a dénoncé le non-respect de sa personne: «Un journaliste de la RTS m’a assaillie de questions alors qu’il savait que je subissais une intervention chirurgicale avec anesthésie.» En réalité, un collègue a simplement demandé par SMS à Mme Savary si elle pouvait répondre par écrit aux précisions données par son propre parti sur les montants exacts qu’elle a reçu pour ses campagnes électorales.

Cette allusion à un acte de quasi cruauté a évidemment marqué les esprits. Mais les reproches qui nous sont adressés dépassent cette anecdote. Nous, la meute des journalistes, nous aurions donc fait chuter une star de la politique romande promise à un avenir au Conseil fédéral en la harcelant. Et c’est cette «pression» qui aurait fait craquer Géraldine Savary en annonçant la fin de sa carrière politique le mois dernier.

Une pression venue de son propre parti

La réalité est bien différente. De nombreuses sources internes au Parti socialiste, tant au niveau vaudois que fédéral, confirment que la pression est bien venue de l’intérieur, des propres camarades de Géraldine Savary. Dans une conversation avec le soussigné, Christian Levrat, lui-même, a reconnu qu’elle a fait une «bêtise» en acceptant l’argent du milliardaire Paulsen. Et chez les socialistes vaudois, cet argent a encore plus choqué. Non seulement parce que la section vaudoise est connue pour ses positions très strictes sur l’argent que le PS peut accepter ou non pour se financer. Mais aussi parce qu’un sentiment de trahison s’est dégagé à l’encontre de la camarade Savary. La sénatrice n’avait visiblement pas tout dit ces dernières années sur l’origine et les montants exacts des avantages reçus du milliardaire Paulsen.

Proche du PS, le mensuel «Page de gauche» a osé dire tout haut ce malaise. Dans un article publié le 16 novembre, la rédaction estime «logique» le départ de Géraldine Savary. Car si c’est «dans l’ordre des choses» que des élus de droite soient «arrosés par un milliardaire ou une entreprise qui cherche à défendre ses intérêts», ce n’est pas acceptable à gauche. «C’est une question à la fois de cohérence politique et d’indépendance», insiste le mensuel de gauche.

Les journalistes ne sont pas les chiens que l’on croit

Dans cette affaire comme dans d’autres, le tort des journalistes aura plutôt été de ne pas avoir été assez curieux et critiques face à cette «star» de la politique, à cette «chouchou» des médias qu’était Géraldine Savary. Ce positivisme a sans doute renforcé pour l’élue elle-même et pour l’opinion publique le choc d’une actualité soudain négative à son sujet.

Notre collègue Serge Gumy, devenu rédacteur en chef du quotidien «La Liberté», est un des seuls journalistes à avoir enquêté et publié par le passé au sujet des liens de Géraldine Savary avec le réseau du milliardaire Paulsen. Et encore il ne s’agissait que de lui demander des explications sur un voyage en Russie. Il est resté seul avec son sujet à l’époque, les confrères n’ayant pas jugé bon de s’y intéresser aussi (y compris le soussigné). Alors quand on lui parle d’acharnement médiatique, voilà ce que Serge Gumy répond aujourd’hui: «Ce qui me dérange, ce n’est pas que des médias enquêtent sur des politiciens en vue, mais qu’ils se soient montrés si complaisants avec ces mêmes élus pendant si longtemps.»

Si on prend la peine de dépasser le mythe de l’acharnement médiatique entretenu par les politiciens quand cela les arrange, on découvre que les journalistes ne sont pas les chiens que l’on croit. Nous sommes parfois en réalité de trop gentils toutous. Nous suivons le courant majoritaire et nous participons à créer la légende de héros positifs. Et soudain, quand ces héros sont pris en faute, tous les médias se mettent à en parler, à ronger le même os. Et ainsi nous apparaissons comme une meute de chiens enragés.

Cas no 2: Pierre Maudet, la «terreur» des rédactions

Rappel des faits: Le conseiller d’Etat libéral-radical genevois (40 ans) a reconnu publiquement le 5 septembre dernier avoir menti sur le financement et le caractère non privé d’une luxueuse invitation avec toute sa famille à Abu Dhabi en 2015. Pour ce mensonge et désormais aussi pour un reproche de soustraction fiscale (il a déduit de ses impôts quelque 40’000 francs comme des contributions versées à son parti alors que l’argent ne venait pas de lui mais de donateurs), il est sommé de démissionner par les dirigeants nationaux et genevois du PLR. Il refuse de démissionner tant que la justice ne le juge pas coupable. L’enquête pénale se poursuit pour le soupçon d’acceptation d’un avantage.

Le contexte: Le rôle ambigu des médias est encore plus spectaculaire dans le cas de la chute (sans fin) d’une autre star de la politique romande: Pierre Maudet. Le «surdoué» de la politique a su habilement mettre les médias dans sa poche. Les rédactions alémaniques ont succombé à leur tour l’année dernière lors de sa campagne pour l’élection au Conseil fédéral. Le libéral-radical genevois a fait une très forte impression. Aucun média n’a enquêté jusqu’au bout sur de possibles casseroles du candidat Maudet, comme cela se fait de manière plus aiguisée quand il s’agit de candidats au Conseil fédéral.

Et pourtant, le fameux voyage de luxe à Abu Dhabi à l’origine de tous les ennuis actuels de Pierre Maudet était déjà connu de certaines rédactions. Le candidat au Conseil fédéral a même reçu des questions à ce sujet de la part d’un journaliste alémanique de Tamedia, selon des témoignages concordants à l’interne du groupe de presse et de l’entourage de Pierre Maudet. Mais rien n’a été publié, car Pierre Maudet a invoqué que c’était purement privé (on sait maintenant que c’est un mensonge).

Ce n’était pas la première tentative: en 2016, le journaliste Raphaël Leroy du «Matin Dimanche» avait déjà mené une enquête fouillée sur le voyage à Abu Dhabi. Il affirme aujourd’hui qu’il avait des preuves démontrant que Pierre Maudet mentait sur la nature privée et le financement de ce voyage. Mais sa rédaction en chef a estimé qu’il fallait encore plus de preuves, notamment des documents, pour pouvoir publier. Frustré, il a abandonné l’enquête.

Il inspirait crainte et fascination

Comment expliquer tant de difficultés à publier une histoire critique sur Pierre Maudet? Raphaël Leroy évoque «la crainte et la fascination qu’a toujours inspirées ‹le petit Mozart› de la politique dans les rédactions». Un politicien genevois expérimenté qui veut rester anonyme va plus loin: «Pierre Maudet s’est souvent vanté en privé de parvenir à faire dire ce qu’il voulait aux médias.»

Dans les rédactions romandes, il se raconte beaucoup d’histoires sur la manière dont Pierre Maudet savait se faire valoir en livrant des informations privilégiées à certains journalistes. Et d’un autre côté, il savait inspirer la crainte en interpellant directement les rédacteurs en chef pour chaque détail publié à son sujet qui ne lui convenait pas. Ancien rédacteur en chef de «La Tribune de Genève», Pierre Ruetschi confirme ces deux tendances: «Il cherchait à établir une certaine connivence, en livrant des infos. Mais il n’est de loin pas le seul. En même temps, c’est un des politiciens les plus réactifs, voire interventionnistes que j’ai connu.»

Pierre Ruetschi estime avoir su garder la bonne distance et dire «non» quand il le fallait. Mais le phantasme est tenace sur la capacité de Pierre Maudet à soi-disant museler les journalistes. «La Tribune de Genève» a dû essuyer le reproche d’être trop positive. Mais finalement, c’est ce même journal qui, ce printemps, a publié le scoop sur son voyage de luxe à Abu Dhabi. Il y a aussi cette légende d’une journaliste d’enquête radio de la RTS qui aurait été censurée dans ses recherches concernant Maudet. La rédaction en chef de la RTS a beau démentir toute censure, certains continuent d’y croire, y compris dans certains titres alémaniques.

Le PLR assure le spectacle

C’est dire si Pierre Maudet est plutôt connu pour avoir su influencer les médias plutôt que d’en être la victime. Mais actuellement à Genève, le procès des médias se poursuit et devient chaque jour plus délirant, à mesure que le conseiller d’Etat genevois s’accroche à son poste et que ses supporters dénoncent le «lynchage médiatique» d’un politicien hors norme. «Une chasse à l’homme» dont se convainquent tout autant des militants de base du PLR que des notables.

Mais comme pour Géraldine Savary, la pression vient en fait d’abord des rangs du parti de Pierre Maudet. Jamais en Suisse, on aura assisté à un bras de fer aussi spectaculaire entre un élu et les instances dirigeantes de son parti. En effet, tant le comité directeur national du PLR que celui de la section genevoise ont appelé ce mois Pierre Maudet à démissionner.

Sans résultat jusqu’ici, ce qui entretient évidemment la tension, le suspense et de nouvelles révélations presque chaque jour. De quoi évidemment aussi alimenter de bons sujets dans les médias.

Alors, finalement, qui s’acharne? Les médias qui font leur travail ou Pierre Maudet et son parti qui assurent le spectacle, même pendant les fêtes de fin d’année?

A méditer sous le sapin de Noël.

L’auteur

Ludovic Rocchi (53 ans), journaliste d’enquête, travaille à la Radio télévision suisse (RTS), après une carrière dans la presse écrite. Lauréat du Prix Dumur en 2010. Marié, trois enfants, il vit à Auvernier (NE). Pour la Republik, Rocchi a écrit «Mes trente ans de crise dans les médias» («Meine drei Jahrzehnte Medienkrise»).

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